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L’infirmier, la chirurgienne et le point médian

Un des arguments contre l’écriture inclusive, c’est la difficulté de lecture du point médian par des publics « faibles » : enfants dyslexiques, dysphasiques, dyspraxiques etc. Avec la linguiste Laurence Rosier et deux praticiennes de la communication professionnelle, Anne Vervier et Geneviève Smal, nous avons tâché de voir sur quoi reposait cette préoccupation tout à fait louable des pédagogues et… nous n’avons rien trouvé. Pour l’instant. Françoise Garcia, vice-présidente de la Fédération nationale des orthophonistes, déclarait elle-même à l’AFP qu’on ne dispose pas encore d’étude sur le sujet.

J'ai écrit un ouvrage destiné aux enfants de 10 à 14 ans rédigé en écriture inclusive. C’est à ce titre que je voudrais apporter un modeste témoignage. Mon métier, c’est d’abord la communication : la transmission, la traduction d’un discours (scientifique, technique, politique) en des termes qui facilitent sa compréhension et son appropriation par un public qui ne maîtrise pas tous les codes de l’émetteur ou de l’émettrice. Cette transmission claire prime à mes yeux sur un éventuel militantisme féministe.

Quand j’ai entamé la rédaction de L’Hôpital expliqué aux enfants, je me suis très vite heurtée à la question des noms de métiers. Médecin est un terme épicène, comme anesthésiste, pédiatre ou psychologue. Il n’en va pas de même pour infirmier ou chirurgien. Je tenais beaucoup à ce que le texte reflète le monde actuel où, si les chirurgiens sont en majorité des hommes et les infirmières des femmes, la possibilité pour les filles et les garçons d’accéder à ces métiers encore traditionnellement genrés existe de plus en plus.

Mais si l’on peut, une fois, deux fois, écrire le chirurgien ou la chirurgienne, l’infirmière ou l’infirmier (on parle alors de « double flexion »), cela devient très pesant tout du long d’un livre de 144 pages dans lequel on relève environ 26 occurrences du terme chirurgien (de ce nombre, il faut ôter les quelques occurrences qui peuvent se contenter du masculin pour des raisons historiques, les barbiers-chirurgiens, soit du masculin ou du féminin seul parce qu’elles sont personnalisées : Ambroise Paré, chirurgien du Roi ; la chirurgienne qui t’a opéré portait un calot bleu. Pour le terme infirmier ou infirmière, on ne relève pas moins de 21 occurrences. Que faire ? Par souci d’efficacité et de légèreté, j’ai tenté alors l’expérience du point médian.

Pour rappel, le point médian n’est qu’un des outils de l’écriture inclusive. Celle-ci comprend la féminisation des noms de métiers, l’usage de la double flexion ou l’emploi de termes épicènes ou l’accord de proximité (là, j’avoue, j’ai du mal !).

Premier enseignement de l’expérience : bonjour mes propres préjugés ! Eh oui, j’ai beau avoir lu de Deuxième sexe à 18 ans, avoir grandi dans le féminisme.1 et avoir, en théorie, bénéficié d’une parfaite égalité des chances scolaires et professionnelles, il me reste de sacrés réflexes. Comme par exemple, de régulièrement écrire le chirurgien et l‘infirmière. L’expérience m’a démontré qu’une strate de mon univers mental abritait encore un monde clandestin à la Mad Men, où s'affairaient patrons et employées, professeurs et étudiantes, et un secrétaire perpétuel de l’Académie, fût-elle en jupe. De cela, j’ai eu un peu honte, comme lorsqu’on rit malgré soi d'une blague raciste ou qu'on raconte un rêve érotique à son psy. Mais je me suis dit qu’en prendre conscience était une bonne chose et qu’aux adversaires de l’écriture inclusive dont l’amour et le respect de la langue française s’opposeraient à tout travail sur une représentation plus juste des femmes dans la langue, à ceux et à celles-là, je dis : essayez ! Essayez le temps d’un texte, d’une lettre, d’un article, comme lecteur·rice (ce que vous faites en ce moment) mais surtout comme scripteur·trice. Et voyez ce qu’il en est.

La question des enfants se posait donc au sujet du message de mon livre - l’égalité de l’accès à certaines professions jusqu’ici encore très genrées – mais aussi, bien sûr quant au canal : le texte lui-même et sa facilité ou sa difficulté de lecture quand on fait usage du point médian. L’hôpital expliqué aux enfants est le quatrième livre d’une série qui comprend d’autres titres consacrés à l’environnement ou au développement durable. Pour chacun de ces ouvrages, je me suis entourée d’un double comité : des expert·e·s techniques, juridiques ou scientifiques de la matière étudiée – ici, des médecins, des anesthésistes, des psychologues pour enfants, une animatrice en oncologie pédiatrique… et des enfants de l’âge du public-cible. Pour chaque livre, nous avons installé avec les enfants une dynamique d’échange constant : le livre répond à leurs questions, à leur curiosité et à leurs angoisses. Quant à la langue, elle a été passée au tamis de la compréhension de mes petit·e·s lecteur·rice·s qui ne se sont pas gênés pour me reprendre avec tact sur la difficulté d’un concept ou d’une tournure (« moi je comprends, mais pour les enfants de ma classe, je crois que ce sera compliqué »). Alors, on cherche ensemble comment mieux expliquer les choses avec leurs mots, sans galvauder l’information. C’est un travail d’orfèvre que j’adore, eux·elles aussi, et à ce titre, mes petits cobayes figurent au colophon du livre en tant que « mini comité de lecture ».

Ils·elles ont tout lu en long et en large, seul·e·s ou accompagné·e·s et m’ont fait de nombreuses remarques, demandes de précision, d’approfondissement, d’explications. Aucun·e n’a fait le moindre commentaire sur l’usage du point médian. Je précise par honnêteté que tous et toutes, il est vrai, sont francophones et qu’aucun·e n’est dyslexique, dysphasique ou dyspraxique. J’ajoute aussi, juste par mauvais esprit, que les opposant·e·s au point médian ne militent pas pour la simplification de l’accord des participes passés des verbes pronominaux qui continue, à nos âges avancés, à nous faire tourner en bourrique mon éditeur et moi, et sûrement des tas d’enfants dyslexiques, dysphasiques ou dyspraxiques.

Entre nous, le point médian, je ne l’aime pas trop. En matière de langue française, qu’il s’agisse de nouvelle orthographe ou d’usages nouveaux, tout le monde a du mal, d’autant plus si, comme moi, on appartient à une génération et à un groupe pour lesquels la pratique de la langue est un signe de distinction sociale. Mais croyez-moi, on s’y fait : le linguiste belge Michel Francard, interrogé par la RTBF, considère que « l’accoutumance fait que la complexité est réduite. Si on en fait usage, elle perdra sa pénibilité. » Les enfants avec lesquels j’ai travaillé n’ont pas exprimé de réticences à son usage. Et je rappelle que l'on peut pratiquer l'écriture inclusive sans jamais avoir recours au point médian. Nous aspirons à un monde où il est normal que des filles soient chirurgiennes et des garçons infirmiers ou puériculteurs. Ce monde-là vaut bien qu’on l’écrive en écriture inclusive. Non ?

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