Les roses
La très longue rue de la très Longue Haie se descend d’un bon pas, à longues enjambées, et le piéton pressé ne se laissera guère distraire de sa destination, ni par le parfum d’un massif de roses blanches, ni par les drapeaux tricolores qui pavoisent la terrasse du café « Chez Vincent », ni par l’écran géant qui draine les regards d’une clientèle chahuteuse. À peine captera-t-il, parce qu’il doit slalomer entre leurs tables qui envahissent le trottoir, la conversation de deux dames aux cheveux blancs je ne change plus mon profil il est le même depuis le début comment tu fais pour les notifications, et amusé, lancera-t-il un regard vers l’objet de leur conversation, un écran de téléphone affichant un réseau social. Car voilà qu’apparaît le but de sa course : une petite place urbaine encerclée par les deux bras de la chaussée, aux trottoirs encombrés de terrasses bourdonnantes, et au centre traversé de part en part par les rails du tramway. Il fait doux en cette avant-soirée de juin lourde de promesses d’apéritifs entre amis, de jeux d’enfants dans les jardins et peut-être d’une victoire de l’équipe nationale. Mais notre piéton est d’abord tendu vers son but, un magasin, une course à faire, il faut traverser la double chaussée et la double voie ferrée du tram, atteindre l’autre bord de la placette, et accomplir sa mission. Ensuite, il faudra traverser la place en sens inverse, chaussée, voie ferrée, chaussée et entamer la remontée de la très longue rue de la très Longue Haie.
Ce qui, étant donné sa pente, ne peut se faire avec autant de désinvolture qu’à l’aller.
De loin, il remarque que les deux dames aux cheveux blancs ont laissé la place en terrasse à trois hommes. Des deux qui lui font face. Le piéton observe que l’un porte d’étranges lunettes de soleil très couvrantes. L’autre rapproche sa tête de celle de son ami. Leurs sourires, que notre promeneur perçoit de plus en plus distinctement au fur et à mesure qu’il se rapproche, lui semblent étranges, adressés à personne, et pas particulièrement au troisième homme en face d’eux, qui les prend en photo. C’est aux anges qu’ils sourient, l’homme aux lunettes noires et l’autre aux yeux bleus qui regarde dans le vide : ils sont aveugles. Quelle étrange chose, se dit-il, que de se faire photographier avec tous les codes en usage, le rapprochement des visages, le sourire commun, cheese, au service de l’aplatissement en deux dimensions d’un instant capté, qu’ils ne verront jamais, qu’ils ne peuvent peut-être même pas imaginer…

Tandis que ces pensées lui traversent l’esprit, le piéton, qui est déjà à quelques dizaines de mètres des trois hommes, croise une jeune femme dont l’étrangeté de la robe attire son regard et tandis qu’elle descend vivement la rue, et qu’il la remonte lentement, il a le temps, avant qu’ils ne se croisent, d’en saisir les détails, et de la robe et de la femme. La robe est colorée et incrustée de dizaines de paillettes ou petits éclats de verroterie qui lui donne un air tout à la fois précieux et kitsch. Courte et sans manches, au bas évasé, elle laisse voir de jolies jambes galbées, aux chevilles fines et aux pieds chaussés de sandales à talon. Il espère accrocher son regard, mais elle ne lèvera pas les yeux. Il est déçu. Peut-être elle aussi n’a-t-elle pas le temps de se laisser distraire par les événements de la rue, ou pas besoin de capter son reflet dans le regard d’un homme pour se sentir exister, se dit-il, et quand il se retourne, elle a déjà dépassé les aveugles. Le piéton pas pressé se dit que c’est perdu pour eux, toutes ces couleurs qui brillent, et il se met à tout voir avec les yeux qu'ils n’ont pas. Sur l’autre trottoir, par exemple, ces deux grands Blacks gaulés comme Lukaku, marchant d’un pas rythmé l’un derrière l’autre, tous les deux barbus et vêtus de bermudas et de chemises aux motifs chamarrés, perroquets, forêt amazonienne, fruits exotiques. Ou ce le couple qui sort du parc, lui la cinquantaine grisonnante, elle brune et paré d’une longue robe aux motifs navajos absolument inattendue au mitan de la très longue rue de la très Longue Haie, même un samedi soir de Coupe d’Europe. Deux cyclistes casqués à vareuses jaunes remontent la rue et le dépassent sur leur vélo électrique avec leurs courses dans leurs fontes, c’est toxique sauf si tu c’est tout ce qu’il peut capter de leur conversation dont les aveugles ont peut-être entendu le début mais dont la fin se perd dans le haut de la très longue rue de la très Longue Haie, et dans la clameur qui soudain explose au-dessus de la terrasse de chez Vincent : on a marqué ! Cette joie bruyante se répand comme une onde chaude du haut au bas de la rue, de trottoir à trottoir, et même de poche en poche où les téléphones agitent leurs notifications : personne n’a pu échapper à l’événement, ni les deux grands Blacks qui sont loin, peut-être déjà arrivés sur la petite place urbaine où des potes les attendent à l’arrêt du tram, ni les aveugles de la terrasse du bas de la rue, ni les deux vieilles dames dont les téléphones ont vibré à l’unisson dans leurs sacs.
Mais les roses ?
On dit que le plein été s’annonce, c’est possible. Je ne sais pas. Que les roses sont là déjà, dans le fond du parc. Que parfois elles ne sont vues par personne durant le temps de leur vie et qu’elles se tiennent ainsi dans leur parfum, écartelées, pendant quelques jours et puis qu’elles s’effondrent[1].
Les roses du haut de la très longue rue de la très Longue Haie n’y sont que pour celui qui marche assez lentement pour se laisser distraire par leur parfum. Elles n’y étaient pas pour les cyclistes électriques, ni pour les grands Blacks colorés, ni pour la jeune femme à paillettes. Elles ne sont là que pour notre promeneur fatigué, désormais rendu à toutes les distractions qui s’offrent à lui. Et qui sait, elles sont peut-être là pour les deux aveugles, qui ne les voient mais devinent leur parfum apporté par le vent, et savent leur couleur ivoire.

[1] Marguerite Duras, L'Homme atlantique
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