Don Giovanni ou les flammes de l'enfer
Il y a quelques jours, j’ai assisté à une représentation de Don Giovanni dans le cadre du Festival lyrique de Samoëns. Jusque-là, je n’en connaissais que le propos et des extraits, et je n’ avais jamais mesuré le côté sombre et crépusculaire de cet opéra. La mise en scène de Romain Pascal situe l’histoire dans les studios de cinéma d’un Hollywood des années 50, où Don Giovanni (le baryton-basse Pierre Gennaï, 21 ans !) incarne une sorte d' Harvey Weinstein, prédateur sexuel cynique, manipulateur et violent. L’histoire est connue. Don Giovanni abuse de Dona Anna - ou le producteur hollywoodien d’une comédienne venue passer un casting - et en vient aux mains avec son père, le Commandeur, accouru aux cris de sa fille. Il le tue, sous les yeux de son valet Leporello.
Don Giovanni n’en est pas à son coup d’essai. Ce rapace fond sur tout ce qui porte jupon, non mû par l’amour de l’amour, ni même l’amour de la séduction mais uniquement par une sorte d’instinct de prédation. Leporello consigne d’ailleurs dans une « liste » chacune des conquêtes de son maître. Même sa propre femme en fera les frais.
J’ai beau chercher, je n’ai trouvé aucun personnage positif dans cette histoire. Leporello, qui s’insurge et essaie de freiner son maître ? Ces turpitudes l’écoeurent, il est vrai, mais s’il pouvait en jouir des miettes, il le ferait. Les personnages féminins ? Bien sûr Dona Anna, la fille du Commandeur, incarne une vision tragique de la victime, animée par la seule idée de la vengeance. Mais Zerlina, la soubrette, et Dona Elvira, l’épouse de Don Giovanni, par leurs ambiguïtés masochistes, montrent combien le comportement prédateur de Don Giovanni s’inscrit dans un système complaisant et complice.
Je ne suis ni la première ni la seule à être vivement frappée par la modernité de cet opéra, dramatiquement ravivée après la vague #metoo. Comment Don Juan a-t-il pu faire figure de héros romantique ? C’est ce même discours complaisant qui, au nom d’une certaine érotisation de la violence conjugale, fit qualifier le meurtre de Marie Trintignant, il y a juste vingt ans, de « crime passionnel ». L’hymne à la liberté (« Venite pur avanti vezzose mascherette E aperto a tutti quanti. Viva la Libertà ») a pu, hors contexte, illustrer de nobles aspirations. À la fin de l’acte Un, quand Giovanni tente d’enlever Zerlina, il n’est pourtant question que de la liberté des dominants.
On connaît la fin : refusant de se repentir, Giovanni est emporté dans les flammes de l’enfer par le fantôme du Commandeur. Mozart, qui pourtant pensait avoir écrit un « dramma giocoso » (drame joyeux), n’avait évidemment pas pu penser qu’au-delà du prédateur sexuel, le personnage de Don Giovanni serait peut-être un jour l’illustration d’un autre type de prédateur : celui que nous sommes tous et toutes au quotidien. Exploitant la nature, la détruisant avec indifférence voire avec cynisme, refusant de mettre un frein à notre soif de domination, nous préférons chanter notre hymne à la liberté, une coupe à la main. Pourtant, en Grèce, en Espagne, en Sicile, en Algérie, en Californie, au Canada, les flammes de l’enfer sont déjà à nos portes.
Grèce, juillet 2023. Crédit photo Le Soir.
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