Today is a good day to meet love
Today is a good day to meet love, dit la cabine électrique qui surplombe le souterrain d’où j’émerge. Il faut lever les yeux vers le ciel pour déchiffrer l’inscription taguée en lettres rondes et joyeuses, entourée de volutes aux couleurs criardes. Juste avant la sortie, une tête de biche géante graphée à la bombe encourage de ses yeux très doux la promeneuse qui emprunte ce petit sentier pisseux. Le passage n’a rien de glamour, coincé sous la bretelle d’une sortie d’autoroute. Mais il mène à un chemin agricole qui plus loin suit une ligne de crête. Et puis, il annonce l’amour. Pour aujourd’hui, qui plus est.
L’Amour, je l’ai vu hier. Je l’attendais devant son immeuble. Quand il en est sorti avec un large sourire, il m’a demandé pourquoi je n’étais pas entrée. « Tu m’avais dit : sonne et je descends. J’ai sonné, voilà » lui ai-je répondu. Il n’était pas question que j’entre à nouveau chez l’Amour, à moins d’y être invitée avec tous les honneurs. Dûs à mon rang ? Je n’avais plus les clés. Je n’avais plus de rang. Il me restait l’orgueil : je ne suis pas quelqu’un qui sonne et qui attend dans l’entrée. Je préférais attendre l’Amour en bas de chez lui, devant la vitrine de la masseuse chinoise.
L’Amour souriait. L’Amour manifeste toujours une joie de vivre à l’épreuve des couteaux et des balles. Sexy en diable malgré ses nonante-cinq kilos, sa barbe de deux jours et ses presque quatre-vingts ans. C’était un vieil Amour, un amour archaïque, un amour fondateur. Dont je n’avais plus les clés. Dont je n’étais plus l’amour.
On descendit la rue côte à côte, en évitant de se prendre le bras. La frontière entre l’amour et après l’amour était toujours si floue, si poreuse, qu’elle me laissait désemparée. « Il est beau ce sweat, dis-je à l’Amour, pour dire quelque chose. Il te met en valeur. » La couleur bleu pétrole de son sweat rappelait quelque chose de ses yeux, à moins que ce ne soient ceux-ci qui avaient eu le bon goût de s’accorder à ses vêtements. « C’est ma couleur préférée », ajoutais-je. Ce n’était pas faux. J’ignorais ce que je devais dire pour tenir mon rang de non-amour, rester à la marge, en bas de chez lui, ne pas entrer, dire des banalités d’usage avec des scuds en filigranes : tu me plais, je te désire, je te trouve sexy, on a de la chance avec le temps, tu veux manger japonais ? Je ne savais pas si le bleu pétrole était ma couleur préférée ; j’avais décidé que désormais et jusque ce soir, ça le serait.
Le japonais était au coin de la rue. « Ce n’était pas un grill, ici, avant ? demandai-je.
- Si, c’était un grill. Puis une boulangerie et maintenant un japonais. Ça change tout le temps.» Il me semblait qu’on s’était quitté hier, pourtant ; hier, il y un an, un an et demi, je ne comptais pas. Je ne voulais pas compter depuis combien de temps je comptais pour rien dans la vie de l’Amour.
L’Amour, royal et généreux, commanda des sashimis, deux ramens et une bouteille de saké – chaud s’il vous plaît – qu’on nous servit dans de petites tasses en porcelaine. « Goûte, c’est bon, tu verras, ce n’est pas très fort. » C’était chaud et poivré. J’avais envie d’être ivre. Pas trop, juste assez pour gommer cette distance désormais installée entre nous comme une ligne de crête sur laquelle je marchais en funambule, au risque de tomber d’un côté ou de l’autre, dans le champ de mines de ses bras ou dans le glacis son indifférence.
L’Amour et moi, on se revoyait depuis quelques semaines. Je l’avais maintenu à distance pendant des mois, le temps que le grill en bas de sa rue devienne une boulangerie puis un restaurant japonais. Le temps que cinq ou six saisons survolent Bruxelles comme une course de nuages filmée en accéléré. Bruxelles était chaude, joyeuse, bruyante, pleine de touristes et de musiciens de rue. « Le restaurant Ballekjes, il est toujours là ?
- Oh oui, je pense, répondit l’Amour. Je n’y suis jamais allé.
- Mes cousins débarquent la semaine prochaine. Je pensais peut-être les y emmener. » L’Amour détourna le regard, visiblement peu intéressé par cette information. Les banalités avaient déjà épuisé leur temps de parole.
Après le souterrain pisseux et la cabine électrique qui m’annonçait qu’aujourd’hui était un bon jour pour rencontrer l’amour, je suis arrivée sur le chemin de remembrement qui traçait une ligne droite comme une cicatrice entre les champs. À droite, vue plongeante sur le village et son château. De l’horizon me parvient la rumeur du trafic autoroutier, trouée par le chant aigu de trois alouettes qui se répondent d’un bout à l’autre du champ. La première fois que l’Amour est venu ici, la première fois que je l’ai fait entrer chez moi, dans ma maison, dans mon jardin, dans mon cœur, je lui avais proposé cette promenade sur un malentendu. Je croyais qu’il aimerait ça, la campagne, la marche, les champs, les alouettes. L’Amour a entretenu le malentendu en acceptant. Il lui a fallu plusieurs semaines pour m’avouer qu’il détestait ça mais qu’il voulait me faire plaisir. Qu’il ne voulait pas paraître vieux. Pas trop vite. Au seuil d’une nouvelle histoire, son âge, déjà, son poids aussi, auraient pu plaider en sa défaveur. Croyait-il. Il ne pouvait savoir, pas encore, que de mon côté, qu’il soit marcheur ou pas, j’étais déjà irréversiblement séduite par sa force tranquille, ses rondeurs rassurantes, ses épaules carrées et les quinze mille livres de sa bibliothèque.
On avait fait le grand tour, par le château et le village. Pendant deux heures, il avait retenu la boiterie de son genou. Puis on avait atterri dans le patio d’un restaurant près de la maison où on avait commandé de l’eau et de la limonade. De l’eau pour lui, car il voulait maigrir. « Pas trop, lui ai-je dit. Les maigres ne m’attirent pas, je préfère les hommes ronds. » Il m’a répondu en riant qu'il n'avait rien entendu de plus beau depuis Héraclite. Pourquoi Héraclite ? Je ne sais pas. Pourquoi le bleu pétrole est-il soudain ma couleur préférée ?
L’Amour a commandé des sashimis et des ramens parce qu’il fait régime. Les sashimis sont coupés extrêmement fins, ils sont extrêmement frais. C’est un bonheur en bouche. Je n’en ai plus mangé depuis cinq ou six saisons. Je n’ai pas les moyens d’aller au restaurant japonais, je n’ai pas les moyens de m’offrir une entrée à quinze euros. Pour l’instant et jusqu’à la fin du mois, mon budget est de quinze euros par jour et il m’en manque deux pour me rendre à la rencontre à laquelle j’ai prévu de participer après avoir vu l’Amour. Mais de ces pensées étroites, je n’exprime rien. L’Amour a toujours été généreux, précédant le moindre de mes désirs. L’amour que je lui porte toujours et même mon désir, qu’il soulève encore après tout ce temps, n’ont rien à voir avec le manque de sashimis ou de ramens dans ma vie. Rien.
Sur ma gauche, les alouettes se sont tues. Celle sur la droite semble avoir emporté la bataille du chant. Plus loin, deux corneilles se promènent au sol en dodelinant de la tête. Sur le chemin de remembrement, un SUV vient à ma rencontre traînant derrière lui un nuage de poussière.
Une fois nos ramens fumants déposés devant nous, l’Amour me dit qu’il cherche l’amour mais qu’à son âge il ne trouvera plus personne. Sa date de péremption est trop proche, dit-il. Qui voudrait faire des projets forcément voués au court terme ? Je tente de le convaincre du contraire. Il me dit : « Toi, c’est parce que tu me connais. L’âge n’a pas d’importance parce que tu me connais. » Pour le rassurer ou pour l’inquiéter, je lui raconte alors que j’ai croisé sur les réseaux un homme à peine moins vieux que lui dont les mots et la photo m’ont séduite. J’ajoute – pour le rassurer ou pour l’inquiéter ? - que les algorithmes ont décidé que nous ne pouvions pas communiquer. Ni like ni message. J’imagine que cet homme a restreint ses recherches aux candidates de son âge, ce qui m'exclut. Au bout de quatre jours, j'ai effacé mon profil. Ce que je ne dis pas à l’Amour, c’est que j’ai téléchargé la photo de cet homme dans mon téléphone en espérant le rencontrer par hasard puisqu’il n’habite qu’à dix kilomètres de chez moi. Qui sait ? Il faudrait être dingue pour croire en ce genre de coïncidence, mais si le hasard ne peut plus contrecarrer les algorithmes, où va-t-on ?
Je le dote d’un prénom inventé, Pierre. Je brosse son portrait à coup de descriptions flatteuses. Il est grand, mince, voyageur, tout ce que l’Amour n’est pas. J’ai envie de piquer. D’être cruelle. Que l’Amour soit jaloux. Ça ne marche pas. Libéré par ma confidence, il me dit que lui aussi s’est inscrit sur un site de rencontres. Il a élargi ses recherches aux femmes de son âge et se plaint de ne croiser que des dames ennuyeuses qui cherchent un compagnon pour aller au cinéma, au musée, en vacances à la Costa Brava. Et qui soit généreux, tant qu’à faire, mais ça, je le pense in petto. Je suis mauvaise. « Ça ne marche pas. Je n’ai rencontré personne. Qui voudrait d’un homme de quatre-vingts ans, me demande-t-il ?
- Est-ce une question que tu poses en général, ou une question que tu me poses à moi ? » Il ne répond pas. J’insiste. « Est-ce à moi que tu poses la question ? » Il rit. Il dit « Non, non, entre nous ce n’est plus possible. Il y a eu trop de conflits, trop de ruptures. Je me sens plus libre depuis que nous avons rompu. »
Après notre première et dernière promenade dans les champs, après que j’ai cessé de pensé que cette histoire ne durerait que six semaines, ou six mois, mais peut-être dix ou quinze ans, j’ai demandé à l’Amour ce qu’on faisait quand ça n’allait pas. « On se sépare, m’avait-il répondu ». Moi, je pars du principe que quand ça ne va pas, on parle, on essaie de comprendre, on tente de dénouer. À un autre moment, peut-être au premier reproche, alors que Bruxelles et notre histoire n’avait même pas tourné la page du premier été, il avait dit : « Je suis trop vieux pour changer ». Je ne pouvais pas dire que je n’étais pas prévenue.
Je songeais à Pierre qui a quatre ou cinq ans de moins que l’Amour, et dont le petit texte de présentation, rédigé d’une plume simple et élégante, disait qu’il aimerait partager des rêves et des projets. Est-ce que l’Amour en avait encore, des rêves d’amour ?
Pas avec moi, avec qui il y avait eu trop de ruptures, trop de conflits. Je sentais les reproches attendre en rangs serrés comme une armée de réserve. « Et toi, tu te laisses toujours mener par ton inconscient ? » lui dis-je, en me souvenant que si l’Amour n’avait plus de mère, il avait une sœur à qui il avait concédé de longue date un puissant droit de regard sur sa vie sentimentale. La veille, alors que nous convenions par textos de nous revoir, il n’avait pas manqué de s’emmêler les pinceaux en envoyant à la matriarche la réponse qu’il me destinait. Et celle-ci n’avait pas manqué de lui demander à qui était destiné ce message étrange. Et l’Amour n’avait pas manqué de lui répondre : « À personne.». Et il n’avait pas manqué, évidemment, de m’envoyer à moi ce dernier message. Ça faisait beaucoup de manqués pour cet homme dont l’inconscient se voyait comme le nez au milieu de la figure. Je le lui fis remarquer avec amertume tandis qu’on débrassait nos bols et nos baguettes. « Ah ça ! répondit-il en remplissant nos petites tasses de saké. Je suis peut-être le seul être humain à encore résister à la psychanalyse !
- Joli titre de gloire. Et ce que tu appelles liberté, c’est donc juste une autorisation à céder sur ton désir ?
- N’oublie pas, me dit l’Amour en se remparant mais sans perdre le sourire, que j’ai rencontré deux fois Lacan. » Je m’esclaffais. « Et ça vaut psychanalyse par proximité ? Contagion ? Capillarité ? » Les hostilités étaient déclarées. « Euh non, mais... » Nous y voilà. « Ce que tu appelles liberté, dis-je, puisque tu te dis un peu plus libre depuis que nous ne sommes plus ensemble, c’est juste un nœud ou deux défaits dans la trame de ta vie. Un peu plus de jeu, au sens d’écart, de mouvement, de possibilité, c’est bien, mais ce n’est pas la liberté.
- Je sais, je sais » dit l’Amour en se levant brusquement. Il se dirigea vers la sortie du restaurant japonais. La caissière me regarda étonnée : « Monsieur pas payer ?
- Non, mais il va revenir, ne vous inquiétez pas » Petite scène de vaudeville commercial. J’attends près de la caisse, l’Amour attend dehors. Dans une autre vie, j’aurais réglé la note en m’amusant de la distraction habituelle de l’Amour, sans oublier d’ironiser sur la parole coupante qui a mis fin à l’entretien dans la plus rigoureuse tradition lacanienne : « Nous allons en rester là et nous nous reverrons après-demain ! Vous me devez (équivalent d’une planche de sashimis, de deux ramens et d’un flacon de saké) ». Mais je n’ai sur moi que la pièce de deux euros que l’Amour m’a filée pour la rencontre à laquelle je dois me rendre – parce que même en tant que non-amour, je peux toujours compter sur l’Amour, ses codes Netflix et mon abonnement à la salle de sport qu’il continue de payer avec élégance depuis cinq ou six saisons. La caissière crie « Monsieur pas payé ! » au serveur de la terrasse qui le répète à l’Amour. L’Amour rentre en trombe, hilare, eh bien, tu étais où, tu ne viens pas ?
Les alouettes se sont tues, impressionnées par le bruit d’un avion. Dans la descente vers le village, le colza fleurit timidement, berçant des cosses pleines de graines. Une quinzaine de vaches paresseuses se sont allongées dans l’herbe. Une joggeuse me croise et me sourit, agitant sa queue de cheval de droite à gauche. Tout est paisible. Est-ce qu’une fois rentré chez lui, l’Amour a été relever son courrier du cœur, attiré par une femme d’âge mûr dont les descriptions, pour une fois, contrediraient la banalité ambiante ? Sans quoi ne sortez-vous jamais ? Mon GSM et mes clés. Pour quel livre renonceriez-vous à un rendez-vous au restaurant ? Rien ne pourrait me faire renoncer à un rendez-vous. Le Tractatus ! répondrait l'une d'elles, retournant avec humour le lieu commun. On peut rêver ! J’ai une petite maison au bord de la mer, avec un piano dont je ne sais malheureusement pas jouer, a écrit Pierre sur son inaccessible profil. J’aimerais compter pour quelqu’un, ajoute-t-il. Me sentir unique pour elle. Et réciproquement.
Je descends vers le village. Aux premières maisons, je retrouve la boîte à livres où je ne manque jamais d’aller chiner. Il n’y a que les habituelles vieilleries, guides Assimil, romans du siècle dernier, livres de recettes, manuels de développement personnel – leur propriétaire s’en débarrasse-t-il parce qu’il trouvé la clé du bonheur ou parce qu’il n’y croit plus ? Les livres sont détrempés par la pluie nocturne dont la boîte ne les a pas protégés. Je m’assieds, je sors ma gourde. Tout est paisible.
Soudain, un cycliste du dimanche surgit. Il roule vite mais j’ai le temps de l’observer tandis qu’il remonte la rue vers moi et qu’il arrive à ma hauteur. Sans hésitation, malgré son casque et ses lunettes de soleil, je le reconnais dans un éblouissement. C’est Pierre.
Je me lève pour le suivre du regard tandis qu’il s’éloigne comme une flèche. Je reprends ma promenade, joyeuse : il est écrit que les algorithmes, cette fois, ne feront pas le poids face à l’oracle d’une cabine électrique. La semaine prochaine, je reviendrai en vélo et je m’assoirai près de la boîte à livres. Ce sera un bon jour pour rencontrer l’amour.
(c)2024
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