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Piccola Londra

Voilà quelques jours que je traîne fuori dalle mura. Oh, c’est venu comme ça, sans intention particulière. Après le quartier EUR, je suis partie à la recherche de l’obélisque de Mussolini, au nord de Flaminia. Au fil de mes pérégrinations, il me semble que c’est une Rome contemporaine, discrète et plus quotidienne qui se dévoile, à travers ses bars, ses supermarchés, ses marchands de fleurs, ses  halls omnisports, ses académies de musique et ses sorties d’école. J’ai même croisé mon chauffeur de taxi du premier soir, l’arnaqueur. C’est vous dire si Rome est un village. Il donnait la main à une petite fille et portait son cartable de l’autre ; j’ai rabattu mes lunettes de soleil sur mon nez en espérant qu’il soit moins physionomiste que moi.


Mais revenons à Rome. Après EUR et l’obélisque, j’hésitais à redescendre dans la ville antique et renaissante. Et puis, tout à mon travail matinal, j’avais loupé les heures d’ouverture du petit chiostro qu’on m’avait recommandé, près du Pantheon. J’introduisis « Rome » et « secret » dans google ; quatre ou cinq des dix propositions d’internet n’étaient déjà plus un secret pour moi. Mais j’eus l’attention attirée par les charmantes photos d’un quartier baptisé Piccola Londra. Cette jolie rue, expliquait un article, se composait de deux rangées de maisons de deux ou trois étages, avec de petits jardinets protégés par une grille, dans un pur style anglais. En me renseignant plus avant, j’appris qu’elle fut conçue dans les années 1910 par Quadrio Pirani, comme exemple expérimental d'« architecture sociale ». Sociale à l’époque, en opposition à la domination foncière des grands propriétaires du centre-ville. Mais cependant déjà classiste, et destinée aux fonctionnaires des ministères et bureaux avoisinants. Cent quinze ans plus tard, la rue est fermée de part et d’autre par des grilles. Gated community. Brexit ! a même titré la sociologue et urbaniste Irene Ranaldi[1], dans un article très fouillé[2] – engagé et furieux – où elle dénonce la privatisation par quelques-uns de l’espace public. « Qu’ils restent dans leur enclos ! » conclut-elle, appelant à ce que ceux qui souhaitent se protéger du monde extérieur en deviennent la risée, et Piccola Londra la vitrine moquée de l’entre-soi. Bref, le contre-exemple d’une ville qu’on voudrait ouverte et inclusive.



Bah, tant pis, je flâne. Je contourne le pâté de maison. J’oublie le but de ma mission.   Je prends en photo chaque kiosque de fleuriste. Je ris de voir les voitures mal garées. Je zone. Je découvre un nouveau supermarché, souterrain et labyrinthique. Je vous ai raconté qu’hier j’ai sauvé un vieux monsieur dans un autre supermarché souterrain et labyrinthique ? C’était un très vieux monsieur, un peu voûté et très bien mis avec son costume bleu et sa chemise blanche. Je l’entendais arpenter systématiquement chaque rayon en disant à voix haute comme une incantation « Biscotti Gran Cereale ! Biscotti Gran Cereale ! » Je reviens sur mes pas, j’entre dans son champ de vision et dans mon italien maladroit, je lui dit que les biscotti, c’est deux rayon plus loin. Il s’arrête, lève les yeux vers moi et me remercie avec des fioritures langagières dont les Italiens ont le secret.


Comme je ne fais jamais mes courses dans l’ordre, cinq minutes plus tard, je me retrouve à côté du rayon biscotti que j’entends mon ami arpenter en psalmodiant toujours avec obstination. Biscotti Gran Cereale ! Biscotti Gran Cereale ! Est-il la réincarnation, version supermercato, du savant fou dans Tintin, celui qui annonçait la fin du monde ? Vais-je à nouveau intervenir ? Risquer de le vexer ? Ou lui faire gagner vingt-sept minutes ? J’hésite. Est-ce que je sais, moi, où se trouve ces Biscotti Gran Cereale ? Quand soudain, il repasse devant moi sans me voir. D’un pas décidé. Mais cette fois, il répète : « Dove si paga ? Dove si paga ? » [3]


Mais je m’égare. Finalement, c’est ce que je fais de mieux à Rome : m’égarer. Si je ne m’égarais pas, comment pourrais-je me laisser surprendre ? Je marche. J’écoute. L’air est doux. L’humidité de l’orage du matin ne s’est pas tout à fait évaporée. Et voilà que je tombe sur l’autre bout de ma rue anglaise. Derrière une grille aussi haute que sa jumelle, de l’autre côté. Une dame arrive. Elle pousse la grille, j’entre sur ses talons. 



La rue est jolie, c’est vrai. Pas autant que sur internet mais elle a du charme. Genre Notting Hill avec des palmiers. Je croise une ou deux personnes et un chat, avec qui je discute longuement. Au bout d’une dizaine de minutes et douze photos, il est temps de rebrousser chemin. D’autant que les gnochetti alla pescatora que j’ai trouvés dans ce nouveau supermarché souterrain et labyrinthique commencent à dégeler dans mon petit sac à dos et à me refroidir l’échine. Et que l’orage de ce matin a rebroussé chemin et jaunit sérieusement le ciel.



Évidemment, quand j’arrive à la grille, elle est fermée.














[1] Irene Ranaldi : sociologue urbaine, elle est l'autrice d'essais et d'articles consacrés à la sociologie des métropoles et de la régénération urbaine dont « Gentrification en parallèle – Quartiers entre Rome et New York », 2014.

[3] "Où est la caisse ?"

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