Vestiges
Le corps humain exsude en moyenne quatre cents millilitres de liquide par nuit, l’équivalent de deux verres d’eau. Je tombe sur cette information inattendue en cherchant sur le net comment nettoyer le matelas. Les draps se lavent tous les quinze jours, disait ma mère, l’alèse trois ou quatre fois par an. Mais jusque-là, je ne me suis guère inquiétée du matelas lui-même jusqu’à ce que je constate qu’il est déhoussable. Cette épaisse enveloppe molletonnée qui enserre et protège un parallélépipède de mousse dense est armée d’une tirette qui court sur ses quatre bords. Cette housse doit donc être lavable, même si aucune étiquette ne le mentionne. Heureusement, le net a réponse à tout. Ruedelhygiène point net, lacompagniedublanc point com et autres sites dédiés au ménage sont unanimes : enduire les tâches et les auréoles de transpiration de savon noir puis mettre à la machine, cycle court, trente degrés, essorage à six cents tours/minute pour éviter que le tissu ne rétrécisse.
En déhoussant le matelas, je fais un rapide calcul. Quatre cents millilitres multipliés par trois nuits par semaine et par huit ans de liaison : ta part de fluides s’est élevée à presque cinq cents litres. Absorbés pour partie par les draps, évaporés (dieu merci), ils n’ont laissé qu’une quintessence dorée et invisible dans mon lit, comme la signature chimique de ta présence nocturne à mes côtés. Est-ce que je la perçois encore, inconsciemment, comme il en serait des phéromones ? Je suis tentée, comme Jean-Baptiste Grenouille, le héros du Parfum, d’imaginer un distillat qui me rende ton odeur. Il faudrait trouver un dessicateur inductriel ou un extracteur de liquides assez grand pour que puisse y entrer cette grande housse. J’enfermerais le distillat obtenu dans un flacon en cristal que je garderais toujours sur moi. Je le humerais de temps à autre car rien n’est plus bouleversant que ce qui s’adresse directement à notre cerveau reptilien : l’odeur. Ta voix, le grain de ta peau, le goût de ta bouche, ton odeur sans aucun artifice parfumé – même pas d’after shave - après vingt-deux mois, j’ai tout oublié. Il ne me reste que les mots pour convoquer ces pauvres fantômes.
Le mois dernier, dans une espèce de pulsion de survie – ou de destruction ? j’ai effacé tous tes mails. Tous. Quatorze-mille-sept-cent-quatre-vingt-deux messages. D’un clic. Le cœur battant. Une fois cette opération terminée, j’ai recommencé avec la poubelle de la messagerie de peur de changer d’avis. En regardant la petite barre de suivi se vider, j’ai senti mon cœur se pétrifier dans ma poitrine et j’ai cru mourir. Puis, j’ai été prise d’un vertige confinant à l’angoisse. Seule, en pleine nuit, dans mon lit au matelas encore dépositaire, sans que je le sache, de la trace invisible, inodore et chimique de ta présence, distillée par le temps et l’évaporation, j’ai cru que ma vie aller s’arrêter.
Le lendemain, je me suis sentie ravagée comme Hiroshima après la bombe. Un incendie qui aurait emporté la maison et avec elle mon ordinateur, mes disques durs, mes journaux intimes, mes carnets, et tous mes albums photos ne m’aurait pas laissée plus anéantie.
Quelques jours plus tard, j’ai constaté que je n’étais pas morte. Je m’étais amputée de toute une bibliothèque amoureuse, du journal de notre vie, de nos éloignements et de nos retrouvailles, des partages et commentaires réciproques de nos textes, articles, manuscrits, de ces mille petites choses, rendez-vous, tickets d’entrée à une exposition, billets d’avion, photos, projets, chamailleries quotidiennes. Je devrais désormais avancer dans la vie en amnésique de ces traces.
Mais je vivais toujours. Alors, j’ai nettoyé la maison et j’ai décidé de repeindre la cuisine.
J’ai choisi une couleur claire et fraîche. Avant d’en poser la première touche, il a fallu lessiver les murs et encore avant, prendre les poussières, traquer toiles d’araignées, traces de graisse, chiures de mouches et autres incrustations vicieuses. Et encore avant cela, débarrasser table et plan de travail, dessus des armoires, et vider, trier, nettoyer les vide-poches encombrés de piles usagées à recycler, d’épingles de sureté, de tickets périmés, de cartes de fidélité oubliées. J’ai retrouvé douze sachets d’une poudre que tu mélangeais à un demi-verre d’eau avant le repas, supposée te faire un effet coupe-faim. Et six cachets d’un médicament contre la tension. Le tout périmé depuis plus de deux ans.
Soudain, d’entre deux bics, trois crayons et la carte de visite de l’assureur, mes doigts ont extrait l’emballage d’une mignonette Côte d’Or plié en quatre, capsule temporelle, bulle de souvenirs, bombe à retardement, au verso duquel tu avais écrit, au crayon et en majuscules, TON É. QUI T’AIME. Il devait traîner là depuis longtemps ; le papier mentionnait que le chocolat serait périmé en décembre 2017.
Il faut, dit-on, sept ans pour que toutes les cellules de notre corps se régénèrent. Dans cinq ans et deux mois, chaque cellule de ton épiderme me sera devenue une parfaite inconnue. Je ne t’aurai jamais eu dans la peau. C’est étrange de penser cela. Est-ce que les souvenirs ont une existence matérielle, chimique, tapie quelque part dans nos synapses ? Sept ans, est-ce une légende ?
Oui et non, m’explique la toile. Certaines cellules se renouvellent très rapidement : en quelques jours pour celles de l’estomac ou des intestins, qui participent à la digestion. Quelques heures pour les globules blancs, ces petits kamikazes prêts à monter au front en cas d’infection. Quelques semaines pour la peau, confrontée à de nombreuses agressions, qui desquame et se régénère avec régularité. Dix ans pour les os.
Pour les muscles, c'est encore plus lent. Et particulièrement l’un d’entre eux, le plus vital de tous, le cœur, qui ne se renouvelle qu’au rythme d’un pourcent par an.
J’ai fait le calcul : plus que dix-huit ans et deux mois pour que tu me sois désincarné.
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