La vie est un mille-feuille

Je rêvais, et sans arrêt ce rêve me disait : « La vie est un mille-feuille ». Nous étions au théâtre, tout en haut perchés d’un tout petit amphithéâtre très raide. La pièce était écrite et jouée par cette jeune écrivaine dont les textes m’émeuvent tant et dont j’avais tenté de te cacher l’existence tant je craignais qu’elle ne t’émeuve aussi, que tu en tombes amoureux et que tu la préfères à moi. Elle me fascinait tant, je me sentais tellement en phase avec ce qu’elle écrivait – bien que je la considérais bien plus talentueuse que moi, à un point tel que la lire m’anéantissait – que j’avais jusque-là évité de la rencontrer ; j’ignorais même à quoi elle pouvait bien ressembler. La scène représentait un pan de mur blanc d’une maison vue de l’extérieur, bordé d’un jardinet ; par la fenêtre, on pouvait voir la jeune écrivaine qui lisait ses textes à voix haute. Son visage était charmant, quoiqu’irrégulier ; elle portait les cheveux longs et raides, et une épaisse frange qui lui descendait jusqu’aux yeux ; elle me rappelait les icônes pop des années soixante, douées, et bientôt maudites. Au moment du rêve, je veux dire au moment où toi et moi assistions à cette petite représentation, perchés tout en haut de cet amphithéâtre très raide, à l’abri des regards parce que nous tenions à notre anonymat, la beauté imparfaite de la jeune écrivaine, son charme m’ont touchée mais je n’avais pas encore vu, compris – c’est en l’écrivant que je le comprends : elle ressemblait trait pour trait à cette jeune femme que j’étais moi-même à cette âge-là. Sans doute. Je crois. J’imagine. Mon enfant ma sœur.
Toi et moi assistions à cette représentation assis l’un sur l’autre, face à face, emboîtés comme un corps jumeau (le contraire de l’androgyne de Platon) à deux têtes et à quatre bras, la parfaite complémentarité. Mais tu es toujours pressé, la pièce se terminait, il fallait qu’on bouge, tu cours dans les rues en m’entraînant à ta suite, le feu est rouge pour les piétons mais que t’importe, nous traversons de biais trois des cinq bandes de la rue Belliard au risque de nous faire écraser cent fois, il faut nous arrêter sur la ligne blanche qui sépare la troisième et la quatrième bande au risque de nous faire écraser les pieds par les voitures qui passent en trombe. Sur le trottoir il y a un petit homme à casquette, en salopette de garagiste. Le petit homme, qui se détache en noir et blanc sur le fond du rêve en couleurs, nous explique qu’il a toujours vécu rue Belliard. Il tenait une station-service dans les années cinquante. Aujourd’hui, ce boulevard est devenu une autoroute urbaine, les immeubles de bureau ont remplacé les hôtels de maîtres et les stations-services des années cinquante. Je sais qui est cet homme, même si je ne l’ai jamais vu. Je lui demande son prénom, il me dit oh mademoiselle, mon prénom ne dira plus rien à personne. Je lui dis qu’il s’appelle Jacques, ou Jacky, et son visage s’éclaircit. Mon frère bien-aimé, celui qui est beaucoup plus âgé que nous, habitait ce boulevard autrefois ; il avait l’habitude, gamin, de guetter le tram au premier arrêt et de faire la course jusqu’à l’arrêt suivant avec ses copains en culottes courtes. Il m’a parlé de vous, dis-je à Jacky, vous voyez qui je veux dire ? Mon frère bien aimé, un grand brun, gentil garçon, un très chic type, qui est parti faire fortune en Afrique. Non, pas très bien, répondit Jacky, mes souvenirs s’embrouillent. Mais revenez avec lui, ça me ferait tellement plaisir. Certainement, dis-je. Je n’osais pas dire à cet homme en noir et blanc que mon frère bien-aimé était mort depuis plusieurs années. Comme lui, sans doute, revenu dans mon rêve du royaume du noir et blanc.
Et sans arrêt, le rêve me disait : « La vie est un mille-feuille ». J’avais retrouvé la jeune fille émouvante que j’étais et j’ignorais jusqu’à ce rêve qu’elle était moi. Pourquoi la craindre ? Il fallait au contraire que je la chérisse et que je la laisse écrire. Toi et moi, nous étions tantôt emboîtés, tantôt pris dans une course folle et dangereuse, mais tu me tenais la main et je n’avais pas peur. J’ignore quelle trace du passé le petit garagiste en noir et blanc pouvait bien faire remonter, de ce passé où flotte encore mon frère bien aimé qui course le tram en culottes courtes ; j’ignore le sens de tout cela ; mon rêve me dit juste avec obstination que la vie est un mille-feuille. Je sais juste, en me réveillant dans tes bras rassurants, que la vie m’attend et que la jeune fille et moi, on a mille feuilles à écrire.
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