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Kamala Harris est le 49e vice-président des États-Unis d’Amérique



Si vous tiquez à la lecture de ce titre, c’est que vous êtes déjà un·e adepte de l’écriture inclusive. Peut-être pas celle qui recourt au point médian, mais en tout cas celle de la féminisation des noms de métiers. Obligatoire chez nous dans les documents officiels, offres d’emplois et manuels scolaires depuis le décret de1993, cet usage ne heurte plus personne. C’est l’inverse qui semble désormais bizarre, comme l’anti-usage que j’en fais dans ce titre interpellant.

@tracieching


Bien entendu, ce titre est provocateur (si peu), et s’il l’est, c’est que pour l’instant, l’intérêt principal de l’élection de Kamala Harris à la vice-présidence des Etats-Unis, c’est cette triple primeur : première afro-américaine, première asiatique et première femme. À qui cela aurait-il pu échapper ? À pas mal de personnes, déjà à en croire ma petite page Facebook et ses commentaires sous le beau portrait de Kamala par Tracie Ching, que j’avais substitué pour l’occasion à ma propre photo de profil. « Une bleue ! » « Une adepte de la peine de mort ! » Subitement, il semblait que mon admiration fût beaucoup trop de droite pour mes amis de droite, pour lesquels Kamala n’était pas assez de gauche. Chers, répondis-je – sans décliner inclusivement cette adresse, car il ne s’agissait que d’amis du sexe masculin – peut-être qu’avant d’être de gauche, de droite, de je ne sais où, c’est une femme, et que de cela nous pouvons nous réjouir ? Et un ami de droite de répondre qu’il n’avait même pas songé un instant au fait qu’il s’agissait d’une femme. « Quelle importance en l’occurrence ? » Et de me reprocher « de terribles œillères ». Et un autre – tiens, de gauche, très très à gauche, lui, me reprochant de faire passer mon féminisme avant la lutte de classes. « Tu exagères ! » Les féministes exagèrent toujours, mais la mauvaise foi, elle, n’a pas de couleur (politique). Le piquant de ces conversations, c’est ce qu’elles révélaient d’un mansplaining (cette tendance qu’on certains messieurs à dire aux dames comment elles doivent penser, alors qu’elles sont aussi compétentes qu’eux, si pas plus, sur le sujet) décomplexé, ces hommes croyant bon de m’expliquer comment j’aurais dû voter (si j’avais été américaine) et comment je devais envisager ce résultat électoral : selon eux sans charge symbolique et historique aucune, dé-genrée. Pas tous les hommes, bien sûr, ma pratique facebookienne intense n’affichant aucune ambition échantillonesque. #notallmen, on est bien d’accord. (...)


C dans l’Air, ou l’exemplaire parité


Comme tout le monde – je ne prends pas de risque en le supposant, vous qui feuilletez ce numéro « USA » - j’ai suivi de près la campagne électorale américaine, l’élection et l’incroyable tourmente qui s’est ensuivie. J’essaie de varier mes sources le plus honnêtement possible - presse écrite belge et américaine, chaines TV, débats, analyses… mais j’avoue un faible pour l’émission C dans l’Air sur France 5. Ce talkshow réunit quatre expert•es autour d’un sujet d’actualité quotidien. On peut discuter de l’orientation politique de C dans l’Air[1] et gloser sur ses obsessions éditoriales anxiogènes (Covid-Covid-Covid-Trump-Covid-Covid-Brexit-Covid-Trump etc.), mais il faut souligner une chose remarquable : c’est la parité permanente des invité•es, quel que soit l‘actualité. Il faut dire qu’en 2011, l’émission avait été épinglée par la commission sur l’image des femmes dans les médias mise en place par le gouvernement français, avec un bilan désastreux de dix-neuf hommes sur vingt invités pendant la semaine-test. « Les femmes sont moins bonnes » avait tenté de se justifier pathétiquement Jérome Bellay, le producteur de l’émission. Pendant la campagne électorale américaine de 2020, politologues de haut vol, universitaires reconnues, responsables des services de politique étrangère de grands médias et grandes journalistes, Nicole Bacharan ou Alexandra de Hoop Scheffer, Isabelle Lasserre ou Anne Toulouse n’étaient pas là pour faire de la figuration aux côtés de François Clémenceau, Thomas Snégaroff ou André Kaspi.


La voix de la diversité


Alice Coffin fait peur à beaucoup de monde. Féministe, activiste et journaliste - elle qui refuse de hiérarchiser ou de dissocier ces qualificatifs - la municipaliste parisienne récemment élue sous la bannière des Verts a publié il y a quelques mois Le génie lesbien[2], dont l’écume médiatique n’aura retenu que la proposition de ne plus consommer que des productions culturelles féminines pendant un certain temps (ou un certain nombre de livres ou de films). Grands dieux, s’écria la presse, comment allait-elle pouvoir se passer du point de vue de la moitié de l’humanité ! On se demande comment l’humanité, elle, a fait pour se passer du point de vue de sa moitié féminine pendant des siècles, mais bon, ne soyons pas mauvaise langue.


À lire Le génie lesbien, il s’avère qu’Alice Coffin a beaucoup travaillé sur la différence de traitement de sujets « communautaires » (et plus particulièrement LGBTQ) en France et aux États-Unis, grâce à une bourse Fullbright qui lui a permis de mener ses recherches des deux côtés de l’Atlantique. Pour faire court, en France, si vous êtes journaliste et au choix, homo, noir·e, lesbienne, issu·e de l’immigration, etc., pas question de vous emparer de ces sujets. Quoi, un journaliste d’origine arabe pour commenter un sujet sur la décolonisation ? Dans la crainte que votre point de vue (entendez votre militantisme) ne colore votre expression, on (votre rédac’ chef) préfèrera confier ces sujets à une plume « neutre ». Aux États-Unis, c’est l’inverse. Non seulement on considère que sur ces sujets, vous avez du réseau, mais aussi que vous avez de l’expertise. Et que vous êtes capable de saisir ce qui fait info, là où les autres ne l’ont pas vu. Vous voyez où je veux en venir, au sujet de Kamala ?


Et Coffin de rappeler, en bonne bourdieusienne, que si l’info dit le monde, l’info fait aussi le monde[3]. Se priver des points de vue de la diversité et de la diversité des points de vue, cultiver l’illusion qu’il existe de la neutralité dans la production de l’information, c’est continuer à fabriquer le monde du point de vue de référence, dominant – en l’occurrence, masculin, hétéro, blanc, sexiste, occidentalo-centré, etc. C’est continuer à le reproduire, lui et ses inégalités, dans les universités, dans la recherche, en politique, au travail, etc.


Serait-ce si grave qu’une autrice décide se passer un temps du regard de la moitié du monde ? Sans prosélytisme particulier, il faut le dire. Serait-ce excessif ? Après tout, rappelle Coffin, nous les femmes, biberonnées depuis toujours au male gaze, en littérature comme au cinéma, n’avons-nous pas déjà développé un regard hybride sur le monde, depuis tout ce temps ? La proposition semble extrême ; je la vois dialectique. Au moins, elle a le mérite de nous inviter à un peu plus de parité. L’autre jour, un journaliste du Soir m’appelle au sujet d’une question pour laquelle je dispose d’une petite expertise. Soucieux de diversifier ses sources, il me demande après l’entretien si j’ai d’autres noms à lui recommander. « Une jeune, demande-t-il. Une femme ? » On sentait les cases à cocher. Je salue pourtant le réflexe, encore trop rare. Christine Lagarde, la très puissante patronne du FMI, plaide carrément pour les quotas [4] et est très explicite sur sa politique de recrutement : « En cas de compétences égales, j’engage une femme. »


De quoi Kamala Harris est-elle le nom ?

J’en reviens à Kamala Harris, première vice-présidente des États-Unis. Vous avez peut-être vu comme moi cette infographie magnifique qui circule sur les réseaux sociaux. À droite, Kamala Harris en tailleur et en pied, les bras croisés. À gauche et en noir et blanc, huit rangées de six portraits d’hommes, à savoir les quarante-huit précédents vice-présidents états-uniens. Quatre sont entourés d’un cadre de couleur. Leur nom ne nous dirait pas grand-chose : ils sont juste des repères temporels.


Que dit la légende ? Que jusqu'au rouge, Madame Harris aurait été une esclave. Jusqu'au bleu, elle n'aurait pas eu le droit de voter. Jusqu'au jaune, elle aurait dû fréquenter une école pour gens de couleur. Jusqu'au vert, elle n'aurait pu ouvrir de compte en banque sans l'autorisation de son mari. 1865, 1920, 1945, 1974.


Je n’en ai pas tout à fait fini avec Kamala Harris. Les propos de mon contradicteur qui n’avait pas songé « un instant » au fait qu’il s’agissait d’une femme et ne voyait aucune importance à le relever, ces propos relèvent évidemment d’une mauvaise foi ridicule. Mais pas si exceptionnelle, hélas. Tant pis pour lui. En 2020, Kamala Harris devient la première vice-présidente des États-Unis d’Amérique. Le monde change, sans doute pas assez vite et pas assez fort, mais Kamala Harris en est le symbole rayonnant.


Cet article se lit dans Ulenspiegel n°4, dossier Etats-Unis, 2021, en librairie.



[1] Qui “roule à l’essence néo-libérale” d’après Acrimed. [2] Grasset, 2020

[3] "La télévision qui prétend être un instrument d'enregistrement devient un instrument de création de la réalité", écrivait Pierre Bourdieu (Sur la télévision). [4] Au micro de Léa Salamé, sur France Culture, pour le podcast “Femmes puissantes”.

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