Nouveaux verres, nouveau monde.
Nouveaux verres. Dix jours d’adaptation, me dit l’opticienne. Mon cerveau le sait, il va lui falloir un peu de boulot, mais à peine ai-je quitté le magasin que le monde déjà me paraît plus brillant, plus coloré, plus net et oserai-je le dire, plus joyeux. Une légère euphorie sans doute à mettre sur le compte de l’anticipation d’une vision retrouvée, mêlée à cette lumière d’avril et au chant des oiseaux (oui, les verres progressifs vous permettent de mieux distinguer le pouillot véloce et la mésange bleue). Et après quelques dizaines de pas prudents (il ne s’agirait pas de rater une marche et de m’étaler sur le seuil de la boutique d’optique, quelle mauvaise publicité je lui ferais), me revient ce souvenir très lointain : je suis une petite fille de neuf ans et j’ai des lunettes depuis quelques minutes. Dans la voiture qui nous ramène à la maison, je vois loin, très loin, depuis le haut de la côte de Jolimont jusqu’à l’église Saint-Ghislain, et tout en bas de la chaussée, je distingue parfaitement les toutes petites voitures qui roulent. La visite médicale scolaire avait détecté ma myopie, l’oculiste l’avait confirmée et prescrit des verres correcteurs. Nous revenions de chez l’opticien, mon père et moi, moi assise devant sur deux annuaires de téléphone, la place utile du break paternel étant réservée aux marchandises qu’il livrait à ses clients six jours sur sept. « Je vois les petites voitures tout en bas ! », dis-je joyeusement à mon père mais immédiatement, il prétendit que ce n’était pas possible. Ce n’était pas possible, mes yeux devaient s’adapter. Je voyais mais lui, il savait.
Je me suis si souvent heurtée, par la suite, à ce déni de mon expérience, de mon vécu, de mes compétences, de mon ressenti, voire de mon désir. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas possible que je sache. Que j’aie l’expérience. Que je développe un point de vue. Que le projet dans lequel je désirais si ardemment me lancer offre un quelconque intérêt. Que je trouve intéressant ce livre, ce film. Que je n’aime pas ceci ou cela alors que mon partenaire oui. Que j’aime ceci ou cela alors que mon contradicteur non. Que je. Que je, tout simplement. Les pères savent mieux, les professeurs savent mieux (hommes ou femmes, d’ailleurs c’est plus une question de position que de genre), les amants savent mieux, c’est comme ça. C’était comme ça. La première fois que j’en ai eu conscience, c’est ce samedi midi de 1972, en rentrant de Nivelles, le nez chaussé de ma première paire de lunettes et en découvrant l’incroyable détail du monde dont jusque-là j’avais été privée. Ce n’était pas possible ? Pourtant c’était. Je me suis tue, gardant pour moi cette joie intense et toute neuve que personne ne pourrait m’enlever.
Comentarios