MUGUET MONTORGUEIL
Je t’ai dit que je ne prenais jamais le métro à Sentier ? Je préfère marcher jusqu’à Étienne-Marcel.
Mais je me souviens t’avoir dit : je vais revoir Vincent, j’en ai l’intuition. Plus : la certitude (puis : mais c’est qu’à Paris, tout me le rappelle, aussi).
Quelle bouffée de vie, chaque matin, une fois passée l’entrée sombre de la rue des Petits-Carreaux ! La ville est là, bavarde, affairée, mercantile. Il faut remonter toute la rue Montorgueil jusqu’au boulevard, regarder les étals de fruits et légumes (fraises, poires Packham jaunes et brillantes, asperges vertes en bottes, melons), les gens en terrasse, les livreurs noirs (poussant leur diable, et de gros et mystérieux cartons), les mères de famille (avec cabas contemporain en Gore-tex), les jeunes gens (toujours par deux), et Cornélius à vélo. Remonter Montorgueil peut me prendre jusqu’à une heure, car je ne résiste pas à l’envie de m’attabler au tabac du coin de la rue Saint-Sauveur ou au bar-brasserie du Compas d’Or pour mieux jouir du spectacle. Tu me connais.
Ce matin, je croyais trouver la rue terne et vide, mais Montorgueil pavoisait au muguet. Un marchand tous les trois mètres. Tous les commerces ouverts, sauf le petit Super U. J’allais vers Étienne-Marcel, je voulais, aujourd’hui, faire mon job de touriste et visiter le cimetière Montparnasse, il était treize heures, il y avait du soleil et du vent, j’ai acheté du muguet (il est là, sur ma table, et embaume tandis que je t’écris), il y avait la file chez Storher, je me suis installée en face, à la terrasse de cette brasserie aux tables carrées, et je me suis adonnée à mon passe-temps favori : ne rien faire, regarder le monde s’agiter autour de moi.
J’aurais aimé que tu sois là. On aurait maté les jolis garçons en fumant tes Silver Cut. À ma droite, il y avait un Américain, cheveux courts, blonds, les traits durs, un peu Sting jeune, tu vois. Je sais qu’il était américain parce que je l’entendais téléphoner. Tout à coup, il a bondi au milieu de la rue, barrant le passage à un grand type au crâne rasé, le grand type a souri, il a tendu la main en hésitant, mais l’autre lui a donné l’accolade, dans un élan peut-être trop démonstratif pour le grand qui ne s’y attendait pas puisqu’il avait tendu la main, et qui lui, du coup, en remettait une couche dans la familiarité. Le jeune Sting a montré la terrasse et sa bière qui attendait, et le grand a pris le siège en face.
Au bord de la terrasse, une jeune femme vendait du muguet que son père avait disposé dans un seau blanc. La fille avait de très longs cheveux qui offraient toutes les variations du henné. Elle semblait albanaise, ou kosovare. Dès qu’elle avait un billet, elle le donnait au père : parfois un de cinq, parfois un de dix. Lui, il remuait les muguets dans le seau blanc, il repliait ses deux sacs de nylon vides, et il reprenait sa place, debout, à côté de la jeune femme. Je supposais que c’était son père. Il était basané et sec, avec un bonnet à fond plat et au bord replié, et un pantalon bleu défraîchi trop large pour lui. Il s’agitait en un incessant et minuscule ballet, du seau aux sacs, des sacs à la caissette à muguets, sans compter les allées et venues des billets, de la main de la fille à celle du père, puis dans sa poche. La fille appelait le chaland sans conviction. En face, la concurrence proposait une rose avec le muguet, un emballage transparent, et les bouquets étaient disposés sur un petit étal. Un vrai pro, celui-là. Mais la plupart des passants portaient déjà du muguet à la boutonnière.
J’avais envie d’un croissant, mais la queue devant chez Storher s’allongeait encore. Je me suis contentée d’un grand crème, qui à Paris me fait tout à la fois petit-déjeuner et dix-heures, surtout à cette heure-là.
Tu te souviens de ce message vide que j’ai reçu quand nous revenions du chant, mardi ? Mon téléphone n’avait même pas sonné. Je t’ai dit, nous étions rue Vieille-du- Temple : je n’aime pas les gens qui appellent ma boîte vocale et ne parlent pas.
Mes Américains discutaient de leurs logements respectifs et du coût de la vie à Paris. J’ai changé de place pour être dans le rayon de soleil, juste derrière les Albanais, et j’ai mis mes lunettes de soleil. En face, un client discutait avec le marchand de muguet aux roses, tandis que son chien pissait sur les cageots, sans que personne ne le remarque. À la terrasse, une femme s’est levée, a serré la ceinture de son imper – et j’ai vu qu’elle était joliment enceinte –, a accroché son sac à l’épaule et saisi son caddie écossais d’une main et son muguet de l’autre. J’ai pensé qu’un caddie comme ça, c’est bien, pour faire ses courses quand on est enceinte.
Puis, l’écrivain est entré dans mon champ de vision.
C’était un homme extraordinairement beau. J’ai pensé ça, en le voyant. Lui et la femme qui l’accompagnait ont regardé la place laissée libre à côté de moi, puis la femme a montré la table derrière la mienne et l’homme a dit : d’accord. Que je te le décrive, avant qu’il ne disparaisse de mon champ de vision : grand, très grand, maigre, sec, les cheveux gris, assez longs (un peu comme Vincent, tiens, mais Vincent est petit), les lèvres fines, le regard bleu. Pervenche, myosotis, sage, métallique, intelligent. Soixante ans. Peut-être soixante-dix. J’ai pensé : un écrivain. Je te jure, j’ai pensé ça. Nos regards se sont croisés, une fois, deux fois, mais à Paris, je sais que les hommes regardent les femmes, les femmes regardent les hommes, alors voilà, je regardais cet homme, il regardait le monde, et nos regards se sont croisés.
Les Américains étaient joyeux et bruyants. Le petit Sting avait entretemps retrouvé une copine, qui passait là, et qui connaissait aussi l’autre. Ou bien il la lui a présentée. Il semblait que cette rue fût un village, un microcosme, tout le monde se connaissait, même les Américains. La fille, c’était une brunette, un peu latino, avec une queue de cheval, elle portait un pantalon de jogging, un blouson matelassé sans manches, et promenait un boxer. Elle s’est assise près des garçons et a cherché le serveur des yeux, mais le petit Sting a dit : oh, he never comes ! comme si c’était une fatalité.
Le chien de la fille opérait des raids exploratoires radioconcentriques : le seau de l’Albanaise et retour, la Vespa garée juste à côté et retour, le coin de la rue Marie-Stuart et retour. Ce chien s’appelait Lily, ce qui perturbait beaucoup ma rêverie. Dès qu’il disparaissait du champ de vision de l’Américaine, elle criait : « Lily ! Lily ! », ce qui me faisait sursauter. Imagine-toi qu’elle parlait français au chien : « Lily, reviens ! », « Lily, assieds-toi ! », mais avec un accent à couper au couteau. Ce chien était donc francophone. Chouette Lily. Rien chez lui ne le prédisposait à une quelconque sympathie de ma part, qui lui aurait valu, par exemple, une caresse, ou un demi-sucre : ni la morve qu’il avait déposée sur ma jupe lors d’une de ses expéditions reniflages, et surtout pas la magnifique paire de couilles qu’arborent habituellement les boxers mâles. Bref, tout nous séparait, mais ce chien parlait français et portait le même nom que moi.
Il devait être treize heures vingt, le serveur a apporté mon crème et a pris les commandes de mes voisins, le client causait toujours avec le marchand de muguet d’en face, et je t’ai envoyé un texto pour te remercier de la photo de nous que tu avais déposée à la réception ce matin, alors que je dormais encore. Douze minutes plus tard, à trois cent cinquante kilomètres de là, Vincent penserait à moi. Enfin, pour les kilomètres, je ne suis sûre de rien, mais pour le reste : intuition, certitude, aucun étonnement.
Vingt centimètres seulement me séparaient de l’écrivain, mais je lui tournais le dos. La femme qui l’accompagnait déballait de petites pâtisseries portugaises de chez Storher (ils avaient donc fait la file), que je ne voyais pas, mais qu’elle décrivait d’abondance. Elle disait : j’ai fait un déjeuner léger, puisque tu as pris ton petit-déjeuner tard, n’est-ce pas ? Tu as petit-déjeuné tard ? Et il répondait : oui. Elle disait : ce sera vite prêt, tu verras, et ce sera léger, j’ai pensé que tu n’aurais pas très faim, est-ce que tu as faim ? Et il disait : je n’ai pas faim du tout. Elle parlait des pâtisseries portugaises, du Portugal, de Storher, des spécialités de poisson, de la brandade de morue, des choses dont le nom ne signifie rien pour moi, j’imaginais des spécialités fines, des anguilles au vert, en aspic et en gelée, et il a dit : j’aime beaucoup la brandade de morue. Elle a répondu : je t’en achèterai, si tu veux. Cette femme, vêtue de longues et élégantes étoffes noires (je l’avais aussi observée avant qu’elle ne s’asseye derrière moi), les cheveux roux relevés en un chignon lâche, cette femme un peu plus âgée que moi mais beaucoup plus jeune que lui – cette femme était maternelle, et l’homme si laconique, il y avait entre eux un jeu subtil de tendresse et de maussaderie, et j’ai pensé : c’est sa fille. J’ai pensé : il n’a pas faim. Elle le nourrit. Il se laisse faire. Elle l’aime. Et j’ai voulu être à sa place, j’ai voulu être cette femme aux longues étoffes noires, pour pouvoir gâter cet homme maigre et capricieux, extraordinairement beau, qui était peut-être son père et peut-être écrivain.
Dans les romans, et plus encore dans les nouvelles (je ne t’apprends rien), les conversations de bistrot ont l’air de s’entrelacer innocemment, dans la gratuité, sans intention particulière. Ont l’air. Le lecteur pense : ces conversations ont un sens qui se dévoilera plus tard. L’auteur joue un peu : taratata, je suis narrateur, pas démiurge, qu’est-ce que vous croyez. Le lecteur attend, espère, jubile à l’avance. L’auteur fait mine de rien. Donne le change. Personne n’est dupe. C’est si bon.
Quand je te dis « l’écrivain », en parlant de cet homme que je ne voyais plus mais dont la voix venait me caresser les épaules, je ne savais pas, je te le jure, la suite de l’histoire. Ce que sa fille allait dire, quelques instants plus tard. Juste avant que Lily ne traverse la rue d’un trait, mais à peu près au moment où Vincent a pensé à moi. Sept minutes avant qu’il ne prenne son téléphone.
Sa fille a dit : elle l’a relu, c’est touchant je trouve, parce que quand on lit le livre de quelqu’un qu’on connaît, on y met plus de… enfin tu vois, ce n’est pas innocent, on y met plus de… de respect. Elle a dit « respect ». Elle a dit « touchant », puis : c’est l’avis d’un lecteur, c’est un lecteur, une vraie rencontre avec un lecteur. Et aussi : ton livre.
Ton livre.
Et là, moi, j’ai souri, et eux ils ne me voyaient pas. J’ai souri à la marchande de muguet albanaise qui ne me voyait pas non plus, à son père, aux Vespas garées là, aux gens qui n’achetaient plus de muguet mais des fruits, des légumes, des délicatesses en gelée chez Storher, j’ai souri aux jeunes gens attablés chez Asia Délices, au type de la Croix-Rouge qui striait la rue Montorgueil de grandes diagonales avec un petit bouquet de muguet qu’il agitait sous le nez des gens pressés en criant : « Muguet ! C’est pour la Croix- Rouge ! » J’ai souri aux affiches de la permanence du parti socialiste et à celles du magasin bio, j’ai souri au petit couple qui souriait en regardant le plan de Paris, j’ai souri à ton ami Cornélius Farouk, le SDF cycliste, que j’ai reconnu avec son imper et sa barbe, j’ai souri parce que j’avais rêvé que cet homme extraordinairement beau était écrivain et qu’il l’était, et que je n’ai même plus besoin d’inventer des histoires : elles viennent à moi, elles s’écrivent sous mes yeux, la vie c’est mieux qu’un film, la réalité dépasse la fiction.
C’est à ce moment-là que Vincent s’est souvenu qu’il pouvait accéder directement à ma boîte vocale via notre opérateur commun – sans faire sonner mon téléphone – et que Lily s’est sauvé.
Il mettait une raclée au chien d’en face. Personne n’avait rien vu, ni les Américains, ni le marchand, ni même le client avec l’autre chien. Lily avait essayé de renifler le chien qui avait pissé sur le cageot du marchand de muguet, le chien ne s’était pas laissé faire, et tout le monde aboyait. L’Américaine s’est mise à hurler : « Lily ! Reviens ici tout de s-o-uite ! », elle a traversé la rue et a ramené Lily, tout cela a duré vingt-sept secondes, il ne s’est rien passé, personne n’a mordu personne, Cornélius Farouk a continué à pédaler impassiblement, le client a salué le marchand et s’est éloigné, l’Américaine s’est souvenue qu’elle avait une course urgente à faire au coin de la rue (« at the corner »), elle a dit aux garçons « Come with us » (j’ai supposé : Lily et elle, quoi), elle est partie mais Lily n’était pas d’accord, après toutes ces émotions il aurait préféré rester là, mais l’Américaine est revenue sur ses pas et l’a saisi par le collier, Lily s’est obstiné en collant son arrière-train au sol, et l’Américaine a dû le traîner sur quelques mètres.
Finalement, j’adore les boxers. Surtout ceux qui parlent français et s’appellent Lily.
À l’instant, à l’instant même où Lily résistait pour la forme (un chien français à l’heure de l’apéro, suivre une Américaine en jogging jusqu’au street corner, quelle vie), à l’instant où Vincent appelait ma messagerie, l’écrivain extraordinairement beau, de sa voix qui me caressait les épaules, a dit à sa fille : « Un chien, ça te dure plus longtemps qu’une femme, quand même. »
Bien sûr, cette réflexion avait dû être précédée de quelques considérations sur les chiens, les maîtres, la vie en appartement, tout ça, mais j’avais été un peu distraite par la vie, et surtout par tous ces stimuli qui ne m’étaient pas destinés : « Lily, reviens ici ! Lily, assieds-toi ! » J’avais bien pensé dire à l’Américaine, dans un léger élan de complicité (on est si proches, à ces terrasses parisiennes) : « My name is also Lily », mais là, elle était loin, sûrement déjà at the corner, mon homonyme baveux et francophone sur les talons.
J’étais sous le choc de cette phrase. Celle de l’écrivain. Un chien, ça te dure plus longtemps qu’une femme. Et l’écrivain, que j’avais imaginé longtemps marié, fidèle, veuf, peut-être inconsolable au point d’en avoir perdu l’appétit, l’écrivain ajoutait, dévoilant l’aune de sa vie amoureuse : « Quinze ans, un chien, c’est quand même deux fois sept ans ! »
J’ai sorti mon petit carnet d’écrivain, et le stylo tout neuf que j’ai acheté hier chez Muji, pour noter ça. Quand même. En pensant que j’avais été mariée quinze ans, deux fois sept ou quasiment, une vie de chien, quoi, et que depuis, les hommes ne me duraient même plus sept mois. Je pensais que Vincent, qui m’en avait bien duré quatorze, lui, (quatorze mois, une éternité) m’avait envoyé un petit poème politique pour le premier mai de l’an dernier, et que l’an d’avant, il avait bousillé mon mail avec un copié-collé infini du mot « muguet ». Je ne sais plus si je pensais à Vincent à ce moment-là, entre l’instant où l’écrivain et sa fille ont dit ces choses sur les chiens et les femmes, ou plus tard, après le texto de Vincent, mais cela n’a pas d’importance. J’aurais pu penser à Vincent à cet instant exact, puisque Paris me parle sans cesse de lui, et que j’avais l’intuition que j’allais le revoir dans cette ville, non, pas l’intuition, la certitude.
Peut-être ai-je pensé à lui à l’instant où l’écrivain et sa fille ont évoqué le prix de leurs consommations (elle : tu veux que je paie ? Je vais payer. Lui : je crois que c’est un soixante-dix) ou juste après, après qu’ils se sont levés, ont contourné ma table et regagné la rue, passant devant la petite Albanaise et son père, quand l’écrivain extraordinairement beau a tourné la tête vers moi et m’a regardée, non pas comme on regarde le monde à la recherche d’une table dans un rayon de soleil et qu’on croise un regard par hasard, ou comme à Paris les hommes regardent les femmes et les femmes regardent les hommes, non : il m’a caressée de son regard extraordinairement bleu, pervenche, myosotis, sage, métallique, intelligent, sans sourire, mais avec tendresse et curiosité. Oui. Peut-être voulait-il vérifier que j’avais été indifférente à leurs confidences (le regard ailleurs, distraite, ou mieux, Américaine, plongée dans un guide touristique), ou au contraire complice. Peut-être avait-t-il remarqué mes petites manœuvres de carnet, pourtant discrètes et fugaces. Et il a disparu de mon champ de vision.
Et de ma vie.
Peut-être ai-je pensé à Vincent l’instant d’après, quand l’Américaine en jogging et le boxer français appelé Lily sont revenus du street corner avec une pochette en plastique pleine de je ne sais quoi, j’imagine des fraises, du chocolat, des biscuits pour le chien. Elle a déposé son sac, a appelé le serveur qui passait par là et a commandé du vin blanc. Sauvignon, Sancerre, Gewurztraminer ? On pourrait croire que les serveurs français s’amusent à compliquer la vie des Américaines, mais elle a dit Sauvignon sans sourciller. Le portable du jeune Sting a sonné, c’était son ami Colin, de Londres je crois, mais là, j’ai été un peu distraite, son téléphone, ça m’a fait penser au mien, je l’ai sorti de mon petit sac à dos, et il y avait un nouveau message sur ma boîte vocale.
Un message vide.
Ce doit être à ce moment-là que j’ai pensé à Vincent. Non plus une pensée comme un flottement, une rêverie, une caresse cotonneuse. Une vraie pensée, lucide. J’ai pensé, j’ai su, j’ai compris, avec une présomption incroyable et une folle immodestie, que c’était lui. Qu’il n’y avait que lui pour appeler directement ma messagerie, écouter ma voix et raccrocher sans dire un mot. Trois fois en une semaine. Je le sais, parce que moi aussi. Moi aussi, je fais ça.
Alors, j’ai joué avec cette idée. Longtemps. Le temps de commander un autre café, d’attendre qu’il refroidisse, de le boire doucement. Le temps d’écouter les Américains sans vraiment chercher à les comprendre. Le temps de regarder Lily le boxer français couché au pied de la table. Le temps d’observer deux petites dames hésiter devant la marchande de muguet albanaise, puis se décider enfin. Le temps de voir la queue diminuer devant chez Storher. Le temps de voir le temps ralentir, s’épaissir, se figer, rue Montorgueil, à Paris, le premier mai, vers une heure cinquante-trois de
l’après-midi.
Le temps ne passait pas. J’étais toujours à jeun, et je me berçais de la délicieuse certitude que Vincent pensait à moi. Mais entre cela et l’instant tiède et doux de mon front dans ses cheveux, il y avait des désespoirs kilométriques, des glaciations millénaires, des impossibilités majeures.
Bercée de cette certitude euphorisante et triste que Vincent pensait à moi, j’ai sélectionné la fonction « message », puis j’ai composé un petit smiley en forme de clin d’œil. J’ai choisi son numéro dans le répertoire et, dans un grand abandon, j’ai appuyé sur « envoyer ».
Trente secondes plus tard, le téléphone vibrait, et la réponse de Vincent s’est affichée.
« Muguet »
(flamboyante certitude, joie, réchauffement climatique, non pas un « ? », mais du muguet, et entre nous, immédiate, toute la complicité, intacte, entière, inaltérée)
Et moi : « pour toi aussi »
Et lui : « Bises »
(et la joie, et la douleur poignante qui va de pair, et nos vies toujours, toujours, éternellement, parallèles)
J’ai réglé mes consommations, en n’oubliant pas le pourboire, comme tu me l’as expliqué. Les Américains étaient partis. L’Albanaise soldait ses fleurs. Des gens s’attablaient pour déjeuner, chez Asia Délices (plats à emporter), ou chez Frusato (spécialités japonaises).
Chez elle, la fille de l’écrivain avait préparé quelque chose de léger, et j’espérais que son père aurait faim.
Je me suis levée, tout à la fois sereine, triste, heureuse, légère, je me suis souvenue de mes projets de touriste, et je me suis dirigée vers le boulevard Étienne-Marcel, pour aller
y chercher le métro.
Tu sais bien : je ne le prends jamais à Sentier.
Merci pr la découverte !
Il est revenu Le Temps Du Muguet
Comme un vieil ami retrouvé
Il est revenu flâner le long des quais
Jusqu'au banc où je t'attendais