Une demi-heure depuis que je suis descendue de l’avion et Rome est déjà un petit monde à la David Lodge
Dès la sortie de l’aéroport, Rome n’est pas loin, chaude, palpable, bruissante et noire. L’heure est trop tardive et ma valise bien trop lourde pour une navette, un métro, dix mille escaliers et la remontée à pied à travers le Parco Borghese peu éclairé. Dans la file pour le taxi, j’interroge deux francophones qui me suivent. Nous étions dans le même avion en retard. Ils me demandent à quel hôtel je suis descendue. J’ai l’intuition que ce ne sont pas des touristes. En effet, le nom de l’Academia fonctionne immédiatement comme un signe de reconnaissance. Nous échangeons quelques renseignements biographiques : il y a une distinction à faire savoir que l’on ne vient pas ici faire du tourisme, qu’on a une histoire avec cette ville, qu’on lui est à tu et à toi. Que nous sommes initiés.
Mes deux larrons habitent à San Ignazio, cette merveilleuse placette qui servit de décor à la scène finale de Tempo di Roma. Ils sont professeurs à la Gregoriana, l’un d’exégèse et l’autre de Bible. Le plus jeune, qui n’est plus si jeune, vient de publier un recueil de poésie chez un éditeur que je connais. Sur nos origines préhistoriques, m’explique-t-il un peu mystérieusement. Je suppose que vous êtes jésuites ? Désolé ! me répond avec malice le poète, quand je lui pose la question – l’autre est si vieux qu’il faut répéter chaque phrase et lui préciser que non, je ne suis pas la directrice de l’Académie. Non, je ne suis pas non plus étudiante. Je me sens en terrain connu, moi qui ai fait mes candis en philo chez les Jèzes. Avez-vous connu Untel ? Il est mort il y a deux ans, me dit le plus âgé des jésuites, qui porte un t shirt chiffonné vert pomme et arbore un bon sourire. La file progresse vite ; on se quitte. Une demi-heure que je suis descendue de l’avion et Rome est déjà un petit monde à la David Lodge.
Le taxi m’annonce un supplément parce que l’Academia est hors les murs. Ah bon ? Soit. Je l’informe que ce sera par carte même s’il me fait miroiter un discount si je paie en espèces. Con la carta, j’insiste, et unricevuto. Dans le noir, je prends son numéro. Il roule à tombeau ouvert et me demande c’est quoi, cette académie, via Omero. Un centro culturale. Dove lavorano ricercatori. Ah, me répond-il : gente studiosa ? Mon italien est complètement rouillé. Le chauffeur roule à tombeau ouvert sur l’autoroute. Il sort d’un coup de volant brusque, s’engouffre dans une rue peu éclairée puis s’arrête. Ecco il Bancomat, dit-il en montrant un distributeur. Désolée, j’ai dit par carte. Non, tu as dit que tu étais d’accord de payer en espèces. Pas du tout, j’ai dit par carte et avec un reçu. La machine ne fonctionne pas, dit-il, fataliste, en me montrant le terminal débranché. Avec le téléphone ? je demande. Ché telefono ? Je parle chinois, ou alors Payconiq n’est pas encore arrivé à Rome.
Comment on va faire ? me demande-t-il en redémarrant. Il est furieux. Il va bien trouver quelque chose – sinon il m’aurait débarquée là, dans cette banlieue pourrie, avec ma valise, notre surcharge pondérale cumulée et mes 61 ans. Il tempête, il se fâche, il soupire. Il n’en démord pas. Je ne dis rien. Puis il trouve ouvre sa boîte à gants, en sort un câble et branche le terminal. On va voir si ça fonctionne, dit-il. Tu parles. Je ris dans le noir.
Arrivés à l’Academia, c’est soixante euros et non plus settantacinque comme annoncé à Fiumicino. J’ai bien fait de ne rien faire : en une demi-heure, le cours de la course s’est effondré. Sei il tassi il piu veloce di Roma, lui dis-je en lui glissant un pourboire dans la main. Il est presque confus. La première chose que je fais, après avoir hissé ma valise au secondo piatto, c’est grimper tout en haut de l’Academia, ouvrir la porte fenêtre, avancer dans le noir sur le toit plat. Les immenses pins parasols se découpent sur la nuit bleue. Au fur et à mesure que je m’approche de la rambarde, la piazza Thorvaldsen se révèle dans l’éclairage urbain doré, encerclée de deux trams à l’arrêt, comme lovée dans leur lumière. Je reste là, respirant la nuit.
L’un des trams démarre. J’entends alors ce que je suis venue chercher sur le toit : ce grincement nocturne si caractéristique, ce bruit qui a bercé des générations d’écrivains et d’écrivaines. Jean-Pierre Verheggen et Raoul Vaneigem, Philippe Toussaint, Lucien Noullez, Françoise Mallet-Joris et Liliane Wouters, Jacques Sojcher, Philippe Leuckx, Colette Nys-Mazure, Jean-Luc Outers, Christian Libens, Alain Bertrand… s’en souviennent-ils ? Tout le monde se souvient du grincement du tram tre, que l’on évoque comme une petite madeleine sonore. Sans lui, les nuits à l’Academia ne seraient plus vraiment les nuits à l’Academia.
Plus que mes souvenirs de l'Academia et tout ce que tu évoques, tu as fait monter en moi une houle de bonheur.
J'ai l'impression de te suivre en terre étrangère, moi qui ne connait ni Rome, ni l'Italie... Merci pr ce partage d'ambiance😏