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Proust·e ma chère !


Si on fichait la paix à la littérature avec le point médian ?

Qu’on ne s’y trompe pas à la lecture de ce titre racoleur : je suis une adepte de l’écriture inclusive. Ce billet de (mauvaise) humeur n’en fera pourtant ni l’explication ni l’apologie : il part en guerre contre un argument sophistique, malhonnête et fallacieux utilisé en fin de course argumentative par ses détracteurs/trices[1] et qu’on peut résumer comme ceci : « Vous imaginez La Recherche avec des points médians ? ». La Recherche : notez déjà la pointe d’élitisme contenu dans cette ellipse couramment utilisée par tout·e proustien·ne qui se respecte et qui a sa carte de membre de ce club sélect. L’on exemplifiera tout aussi bien le sacrilège du point médian salissant la littérature (toujours classique) en évoquant Molière (« Un.e sot·tte savant·e est sot·te plus qu’un·e sot·te ignorant·e. »[2] ), La Fontaine (« Maître.sse Corbe.au.lle sur un arbre perché.e. Tenait en son bec un fromage. Maître.sse Renard. e par l’odeur alléché.e… »[3]) ou Victor Hugo (« La moitié d’un·e ami·e, c’est la moitié d’un·e traitre·esse. »[4]).

Comme par hasard, les classiques ne sont jamais convoqués que dans l’instruction à charge de l’écriture inclusive, jamais à décharge. On se gardera bien, chez nos vestales (hommes ou femmes) de la littérature française, d’invoquer ce bon Marcel quand il pratique l’accord de proximité (« Nous reprenions notre partie ou notre conversation interrompue de baisers »), son contemporain Claudel (« Est-ce la chair ou l’esprit dans Tristan qui est intéressée ? »[5]), ou encore avant eux, La Bruyère, Racine ou Corneille – excusez du peu. Car comme on le sait, l’usage de l’accord de proximité, prôné aujourd’hui comme un des outils de l’écriture inclusive, ne s’est jamais vraiment perdu. Moi, j’ai un peu de mal, mais peu importe : ce que je veux mettre ici en évidence, c’est la mauvaise foi de l’argument historico-littéraire.

Sans doute nos ami·es les gardien·nes du temple de la langue française – du temple ou du bocal de formol ? - ont-ils.elles lu Schopenhauer et « L’art d’avoir toujours raison », un délicieux manuel de rhétorique perverse, qu’on pourrait sous-titrer : « Qu’on ait raison ou pas ». Une joyeuse boîte à outils argumentative que recommande Daniel Auteuil à Camélia Jordana dans « Le Brio[6] », et dont les vingt-six stratagèmes soutiendront la préparation de l’étudiante en droit au concours d’éloquence. À condition de goûter le second degré du philosophe qui énumère et détaille sophismes, outrances et malhonnêtetés rhétoriques pour s’en défendre et non pour s’en servir. Que dit le premier stratagème ? Élargissez le débat. Généralisez, exagérez car « plus l’affirmation est généralisée, plus nombreuses sont les attaques auxquelles elle s’expose ». Plus personne ne s’oppose à l’emploi de l’écriture inclusive dans les offres d’emploi (Recherche cuisinier H/F/X)[7] ? Qu’à cela ne tienne, étirons le débat jusqu’aux frontières du ridicule : « Vous imaginez la Recherche avec des points médians ? », s’exclame le chœur des puristes effarouché·es. Ah, que répondre à cette terrible menace contre la littérature, derrière laquelle se profile le spectre de la destruction de notre patrimoine littéraire, nos valeurs, notre identité nationale ! Marcel, au secours !

En fait, personne ne va ré-écrire Proust en écriture inclusive. Que je sache, malgré la réforme de l’orthographe il y a une vingtaine d’années, personne n’a ré-écrit la Recherche en nouvelle orthographe. On ne ré-écrit pas les classiques. Et Montaigne ? Ah oui, Les Essais ont été toilettés, parce que vous l’avouerez, après quatre siècles, ça devenait un peu pénible à lire, avec ces v et ces y (« C’est l’vne des raisons pourquoy Epaminondas… », ces tz (« les effortz »), et surtout cette façon ancienne que l’on avait d’écrire les s comme des f. Bref, Montaigne, à ce stade, ce n’est pas de la ré-écriture, c’est de la facilitation qui ne touche jamais ni au sens ni au style. Donc, on se calme : personne ne ré-écrit les classiques[8].

Et de toute façon, personne ne peut imposer l’usage de l’écriture inclusive, sauf dans le cas des offres d’emploi. Et personne, Dieu merci, ne peut obliger qui que ce soit en matière de littérature (sauf mon éditeur qui traque impitoyablement ma ponctuation audacieuse et mes accords avant-gardistes, mais ça, c’est une autre histoire). L’écrivain Vincent Engel, adepte et praticien de l’écriture inclusive, explique dans une carte blanche[9] qu’il réserve le poids symbolique de l’écriture inclusive (et de son point médian) à des textes courts. Laurence Rosier, linguiste[10], promeut l’écriture inclusive « sauf pour la fiction ». Alors pourquoi, s’énerver, camarades proustien·nes ? Mais la littérature, n’en déplaise aux vestales académiques, n’est pas une vieille chose figée sous le plomb des siècles mais un creuset vivant où la langue s’expérimente. En son temps, Proust a bien dû choquer quelques grenouilles de bénitier linguistique, comme peut le faire Despentes aujourd’hui. Que dire de Rimbaud, Mallarmé, Michaux, Artaud ? De Butor, Sarraute, Robbe-Grillet ? De Prigent, de Verheggen ? Les écrivain·es brassent et forgent la langue en toute liberté ; ils·elles suivent et précèdent l’usage ; ils·elles innovent. Je ne serais pas surprise que certain·es expérimentent le point médian. Ou pas. Ou nous surprennent par d’autres trouvailles.

Comme Martin Winckler, ce merveilleux médecin-écrivain dont je viens de lire « Le chœur des femmes [11]», un roman qui parle de la violence du rapport entre l’institution médicale et le corps des femmes. C’est un roman engagé, plus que féministe : profondément humaniste. Winckler, pour servir la cause des femmes, n’a pas utilisé le point médian. Pas une seule fois. Ni l'accord de proximité ni aucun outil de l'écriture inclusive. Il a fait bien plus fort : il passe sous silence le genre du personnage principal pendant les 80 premières pages. Avec une telle subtilité qu’on ne s’en rend pas compte. Nous voilà embarqué·es dans une histoire portée par un « je » androgyne, épicène… le « je » d’un sujet qui est d’abord un être humain.

Mesdames et Messieurs qui pensez savoir mieux que tout le monde ce que la littérature doit ou ne doit pas être, vous pouvez ranger au placard la menace du point médian. Ou continuer à ratiociner jusqu’à la fin des temps au risque de vous voir systématiquement affublé·es d'un point Proust : Marcel et nous, même pas peur !

[1] Le point médian est une expérience, pas une règle figée. Dans un esprit de simplification, Eliane Viennot propose : - le point milieu unique (et non double en cas de pluriel) et restreint aux termes qui diffèrent par la voyelle e (étudiant·es) voire le redoublement d’une consonne (historien·nes)

- l'usage très limité (cas très contraints, type formulaires, tableaux) de la barre oblique pour les mots qui diffèrent davantage mais conservent la même lettre au pluriel (agriculteurs/trices). C’est ce que je tente dans cet article.

[2] Les femmes savantes

[3] Le Corbeau et le Renard, déformation de Claire Polin, Présidente de SOS Education

[4] La Légende des siècles

[5] Figures et références. Ici le féminin l'emporte, Claudel voulant anticiper la réponse.

[6] Le Brio, 2018, Yvan Attal

[7] C’est d’ailleurs une obligation légale

[8] On pourrait aussi parler d’autres champs de l’histoire de l’art (peinture, cinéma…) dont certain·es voudraient censurer le contenu sous prétexte qu’ils ne correspondent plus à nos valeurs : je suis contre mais je n’entrerai pas dans ce débat ici.

[9] http://plus.lesoir.be/135236/article/2018-01-21/metoo-et-balancetonporc-sexualite-et-point-median

[10] https://parismatch.be/actualites/societe/91641/ecriture-inclusive-entre-attirance-et-repulsion

[11] Gallimard, Folio, 2008

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